Article mis en ligne le 5 octobre 2021
Balzac et les vertus du café sur l’inspiration
Parmi les mythes balzaciens savamment entretenus, celui sur la consommation excessive de café par le romancier est l’un des plus connus. Mais qu’en était-il vraiment ? Balzac buvait-il réellement des litres et des litres de café quotidiennement comme on peut le lire parfois ? Cet article vous révèle la relation complexe de Balzac à cet élixir, les vertus du café sur son inspiration et son rôle crucial dans l’élaboration de La Comédie humaine…
BALZAC ET SA CONSOMMATION EXCESSIVE DE CAFÉ
Comme souvent chez Balzac, parce que l’auteur fascine par ses excès, il convient de rester prudent sur l’image que l’on se construit du personnage. Certes, Balzac buvait trop de café. Cette consommation a sans doute contribué à détériorer sa médiocre santé, accélérant sa mort précoce à l’âge de 51 ans. Dans son ouvrage consacré au sujet, Jean-François Nebel rappelle que Balzac s’inscrit dans une époque où le café s’est démocratisé et s’est intégré au quotidien alimentaire de tous les Français [1]. Il estime que l’auteur buvait dix-sept à vingt-cinq tasses de café par jour [2], prenant appui sur ses factures d’épicerie conservées à l’Institut de France. Mais cette consommation relevant de l’addiction pouvait être moindre : cela dépendait des jours, des périodes et des années. En témoigne sa correspondance où Balzac écrit qu’il boit trois tasses, parfois six tasses par jour [3], ce qui est déjà important compte tenu des dosages de cette époque [4].
Néanmoins, conscient que cette caféine à haute dose nuisait à sa santé, Balzac se résignait parfois à remplacer son élixir par du thé [8], à le couper avec du lait, ou même à l’infuser à froid. Il avait en effet noté que le tannin était moins agressif de cette manière tout en conservant ses bienfaits : « J’ai une nouvelle hygiène excessivement heureuse à vous apprendre, c’est que depuis que j’ai eu l’idée de faire mon café à froid, je n’ai plus de douleurs d’estomac, et le café ne me fait plus de mal. […] il s’ensuit que j’ai l’effet spirituel sans l’effet mécanique […]. » [9] .
Les effets de la caféine sur le génie balzacien
Avoir « l’effet spirituel sans l’effet mécanique »… Car c’est bien pour ses effets sur la concentration et l’imagination que Balzac est devenu fin connaisseur de café. Ainsi, il déplorait la mauvaise qualité du café qu’on lui servait au Château de Saché en 1832 : « Les jours ne sont pas assez longs pour moi. Je travaille dès 5 heures jusqu’au dîner. Je prends à 7 h. un œuf et une demi-tasse, mais ô Lobligeois [10] !…où es-tu ?…Je n’ai pas grandes inspirations avec ce café » [11]. Quelques années plus tard, de nouveau à Saché, Balzac s’organisait en conséquence : « Mon café est venu de Paris, j’en prenais ici de détestable, et j’attribuais mon incapacité cérébrale à ce mauvais café, je vais voir si Les Petits Bourgeois s’en trouveront mieux. » [12] .
BALZAC AU TRAVAIL
Ce besoin de stimulation cérébrale a conduit Balzac à développer une véritable science de l’élaboration de son précieux breuvage, non pas pour qu’il soit le meilleur, mais pour que l’action de la caféine soit la plus efficace possible sur son esprit. Dans son Traité des excitants modernes (1839), il consacre un chapitre entier aux vertus du café. Il donne aux lecteurs des conseils pour optimiser ses effets, conseillant d’alterner les différentes préparations (infusion à l’eau bouillante ou à froid, café concassé ou moulu) de façon à maximiser la durée et l’intensité de la stimulation du cerveau. Il va même, sur un ton humoristique, jusqu’à promouvoir « une horrible et cruelle méthode » qu’il « ne conseille qu’aux hommes d’une excessive vigueur, à cheveux noirs et durs, à peau mélangée d’ocre et de vermillon, à mains carrées, à jambes en forme de balustres […]. Il s’agit de l’emploi du café moulu, foulé, froid et anhydre […] pris à jeun. » [13]
Puis, à la suite de ces explications, Balzac décrit magistralement ce qu’il ressent au moment où naît l’inspiration créatrice : « Dès lors, tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d’une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l’artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d’encre, car la veille commence et finit par des torrents d’eau noire, comme la bataille par sa poudre noire. » [14]
LE TRAITÉ DES EXCITANTS MODERNES ET LE CAFÉ
Nul doute que le café a contribué à la naissance des quatre-vingt-onze romans de La Comédie humaine, offrant à l’écrivain la fécondité nécessaire lors des longues plages de travail qu’il s’est imposé pendant au moins vingt ans. Sa connaissance intime du fruit et des effets de la caféine, de sa préparation et de ses bienfaits sur la concentration, a d’ailleurs été une source d’inspiration pour l’historien des mœurs en quête d’une description exhaustive de la société de son temps. Pour caractériser le raffinement d’un personnage [15], ou au contraire, sa méconnaissance des modes parisiennes [16], rien de tel qu’une introduction dans le récit de la manière dont celui-ci consomme le café.
Isabelle Lamy,
Responsable du musée Balzac
[1] Jean-François Nebel, Les secrets du café mythique d’Honoré de Balzac. Son ambroisie, son Hippocrène, sa cigüe, Historiae éditions, 2016, p. 13-14 ; 74-80.
[2] Ibidem, p. 51.
[3] Dans une lettre à Mme Hanska du 16 mai 1843, Honoré de Balzac écrit qu’il en est « à 3 tasses de café noir par jour » ; et le 5 juillet 1847, toujours à Mme Hanska, il rapporte que « voilà une livre de café Moka de bue en 8 jours ! », soit l’équivalent de six tasses par jour.
[4] Citant différents ouvrages anciens donnant des recommandations de dosage pour la préparation du café au milieu du XIXe siècle avec une cafetière similaire à celle utilisée par Balzac, Jean-François Nebel explique que les dosages étaient de 10 à 15 grammes par tasse de 12 cl contre 6 à 8 grammes de café aujourd’hui (Jean-François Nebel, Op. cit., p. 130, 132).
[5] Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, Michel Lévy et J. Hetzel, 1856, réédition 1886, p. 17-18 ; Edmond WERDET, Portrait intime de Balzac: sa vie, son humeur et son caractère, Paris : E. Dentu, 1859, p. 349.
[6] Horace Raisson, Code Gourmand, manuel complet de gastronomie, Paris, Ambroise Dupont et Cie libraires, 1827, p. 203-204 (référence citée par Jean-François Nebel, op. cit.).
[7] Honoré de Balzac, Traité des excitants modernes, La Pléiade, tome XII, p. 317.
[8] Balzac demande parfois à Mme Hanska de le fournir en thé de Russie : « Je ne sais comment vous remercier de votre exquis thé, il m’est bien utile en ce moment que le docteur permet de le substituer au café ! » (Honoré de Balzac, Lettre à Mme Hanska, 1er juin 1844).
[9] Lettre à Mme Hanska, Paris, 26 juillet 1847.
[10] Épicier installé 14 rue des Vieilles-Haudriettes à Paris.
[11] Honoré de Balzac, Lettre à sa mère, Saché, 13 juin 1832
[12] Honoré de Balzac, Lettre à Mme Hanska, Saché, 16 juin 1848.
[13] Honoré de Balzac, Traité des excitants modernes, La Pléiade, tome XII, p. 317-318.
[14] Ibidem, p. 318.
[15] Dans Ursule Mirouët, Balzac fait boire au docteur Minoret du « café Moka, mélangé de café Bourbon et de café Martinique, brûlé, moulu, fait par lui-même dans une cafetière d’argent, dite à la Chaptal. » (cité par Fernand Lotte, « Balzac et la table », L’Année balzacienne, 1962, p. 164).
[16] Dans Eugénie Grandet, Nanon prépare du café boullu dans un grand pot en terre pour le neveu parisien Charles Grandet qui lui déclare « Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal. » (cité par Fernand Lotte, « Balzac et la table », L’Année balzacienne, 1962, p. 165).