Histoire
Article mis en ligne le 5 février 2024

Les choix de Perrine Poulet

par Florence Lignac

 

Perrine Poulet était la grand-mère de Jean et Anne Margonne qui accueillirent régulièrement Honoré de Balzac au château de Saché. Propriétaire de ce manoir de 1797 à sa mort en 1812, elle y a sans doute peu vécu, préférant la vie parisienne et laissant à ses petits-enfants le loisir de jouir de leur futur domaine dès leur mariage en 1803. À travers cet article, Florence Lignac fait le récit de ses choix de vie, en marge de la bienséance qui convenait à une femme de son rang à la fin du XVIIIe siècle. Le personnage de Dinah de La Baudraye dans La Muse du département offre une étonnante réminiscence littéraire du portrait de Perrine Poulet, illustrant le type balzacien de la « femme de province » qui a voulu devenir une « femme supérieure ». Nul doute qu’Honoré de Balzac a dû avoir connaissance de son histoire par l’intermédiaire de Jean Margonne ou des parents de son épouse, les Savary, même si sa correspondance n’en fait aucune mention.

 

 

Paul Gavarni, Jacques Adrien Lavieille (grav.), La Femme de province
Bois gravé paru dans « La Femme de province », par Honoré de Balzac, Les Français peints par eux-mêmes, tome 6, 1842.
Collection Maison de Balzac, Paris.

 

Perrine Poulet a été baptisée le 18 juin 1738 à Tours. Fille d’un marchand fabricant tourangeau, elle épouse, tout naturellement, le fils d’un autre marchand le 28 avril 1755 à Tours (>> consulter l'acte de mariage). Elle a 17 ans. Né à Tours le 22 janvier 1730, l’époux se nomme Jean Buttet, il a 25 ans. Fils cadet, il travaille avec son oncle Pierre Martin Buttet, négociant en étamines de laine à Nogent-Le-Rotrou (Perche).

 

Perrine met au monde deux filles, Perrine Françoise en 1756, et Marie Martine en 1758. Elle s’ennuie à Nogent-le-Rotrou et lit des livres. Dans les années 1770, lors d’un séjour à Paris, son chemin croise celui de l’avocat Nicolas Linguet, originaire de Reims. C’est un coup de foudre intellectuel qui se transforme en passion amoureuse.

 

Secrétaire de ducs et de princes, avocat en 1765, radié en 1775, journaliste et écrivain, Linguet a une personnalité complexe, difficile à cerner. On peut dire aussi qu’il a le don de se faire des ennemis par les causes qu’il défend, par l’arrogance et l’originalité de ses écrits.

 

En 1774, Perrine abandonne mari et enfants pour rejoindre Linguet à Paris. Elle s’impose à lui, semble-t-il, au début de leur relation, se brouille puis se réconcilie avec lui. Elle a rencontré quelqu’un avec qui elle peut enfin partager ses lectures, « les choses de l’esprit », la philosophie, et tout ce qui agite l’époque.

 

De plus, elle possède de quoi vivre, ce qu’il n’a pas et dont il profite du moins au début de leur relation. Elle devient ensuite sa compagne, et passe même pour être son épouse alors qu’elle est toujours mariée. « Bas-bleu, pédante, ridicule, laide, malpropre, mégère, femme adultère » et même « vieille tourterelle » …. Dans les textes qui nous sont parvenus, rien n’est épargné à Perrine pour, à travers sa personne, atteindre Linguet. Il est bien difficile deux siècles plus tard de faire la part des choses. Pendant vingt ans, elle accompagne Linguet dans toute son errance à travers l’Europe (Londres, Bruxelles …).

 

 

Paul Gavarni, Jacques Adrien Lavieille (grav.), [La Femme politique]
Bois gravé paru dans « Les Femmes politiques », par M. le comte Horace de Vieil-Castel, Les Français peints par eux-mêmes, tome 1, 1839.
Collection du musée Balzac - Château de Saché.

 

 

À partir de 1783, avec le déclin du commerce de l’étamine de laine, Jean Buttet s’est retiré dans sa seigneurie de Saché, acquise le 4 septembre 1779. Le 30 octobre 1787, il dépose une plainte en « séduction et rapt » contre Linguet, plainte qui n’aura pas de conséquences judiciaires.

 

À partir de 1791, le « couple » Linguet vit à Marnes près de Paris. Linguet a acheté le Château de Marnes et devient maire de la commune pendant quelques temps.

 

La loi autorisant le divorce date du 27 septembre 1792. Perrine Poulet demande le divorce le 16 décembre. Il s’agit d’une des premières demandes déposées en Indre-et-Loire. Celui-ci est prononcé le 11 janvier 1793 (>> consulter l'acte de divorce). Toutefois la procédure de partage des biens dure 4 ans. Elle ne deviendra l’unique propriétaire du domaine de Saché qu’en 1797.

 

À la suite de ses écrits contre le nouveau régime, Linguet est emprisonné. Perrine le rejoint quelques mois plus tard, accusée de faire du trafic de pommes de terre. Linguet est condamné à mort et exécuté le 27 juin 1794 (9 Messidor). Perrine ne doit la vie qu’à la chute de Robespierre et à la fin du régime de la Terreur le 9 Thermidor (27 juillet 1794). La famille de Linguet poursuit Perrine en justice, elle ne pourra se dire son « héritière ».

 

Il semble que Perrine n’ait jamais revu ses filles qui se sont mariées à Nogent-le Rotrou. L’aînée Perrine Françoise a épousé Henri de Savary le 22 mai 1780, ils ont eu une fille Anne Françoise, née à Saché le 27 octobre 1783. Dans sa Correspondance, Balzac n’est jamais très tendre à propos de la fille de cet ami de son père. La cadette Marie Martine a épousé, le 26 février 1778, François Hippolyte Margonne, ils ont eu un fils, Jean François, né le 3 janvier 1780 à Nogent-le-Rotrou. Marie Martine décède le 24 mars 1789 à Nogent-le-Rotrou à l’âge de 31 ans et Perrine Françoise le 17 mai 1791 à Tours, à l’âge de 33 ans.

 

 

Charles Huard, Dinah de la Baudraye
Bois gravé paru dans Honoré de Balzac, La Muse du département, Œuvres complètes de Honoré de Balzac, La Comédie humaine, édition Conard, 1912-1940. Collection particulière, © droits réservés.

À 23 ans, le 15 Thermidor an XI (3 août 1803) à Vouvray, Jean François Margonne épouse Anne Françoise de Savary, 19 ans, sa cousine germaine (>> consulter l'acte de mariage). Perrine Poulet est présente au mariage de ses petits-enfants, même si sa présence et son consentement semblent ajoutés à la fin de l’acte de mariage. Elle signe même, malgré le divorce, « Pr Poulet Veuve Buttet ». Le domaine de Saché leur reviendra à sa mort.

 

Après la mort de Linguet, Perrine vit à Paris, dans le quartier du Marais où elle décède le 1er avril 1812 (>> consulter l'acte de décès). La déclaration du décès est faite en mairie par son petit-fils et héritier, Jean François Margonne, désormais propriétaire du château de Saché avec son épouse.

 

Florence Lignac

Article mis en ligne le 5 février 2024

 

 

Pour aller plus loin…

(par ordre chronologique de publication)

 

  • À propos de Nicolas Linguet et de Perrine Buttet : Histoire d’un pou françois, ou l’Espion d’une nouvelle espèce..., 1781, p 64 et sq. [rédigé par Delaunay]. En ligne sur Gallica : description physique de Perrine p. 64.

 

  • Notice pour servir à l’histoire de la vie et des écrits de S.N.H. Linguet, 1781, nouvelle édition corrigée et augmentée, Liège, 1782, par Devérité (écrit à l’encre sur la page de titre). En ligne sur Internet Archive (Vue 128/136) : « Au reste, s’il n’a pas gardé ses liaisons avec les Hommes ses amis, il s’est montré plus fidèle envers une Dame, qui a fait constamment sa société depuis une douzaine d’années ; qui a passé la mer pour l’aller trouver à Londres, qui l’a suivi à Bruxelles & ce faisant par-tout les honneurs de cette maison sans faste et décente dont il parle, où il ne recevoit avec elle, que deux ou trois amis dans la soirée… ». Mme B….

 

  • Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France ou Journal d’un observateur, Londres, chez John Adamson, 1784, t. 24, p. 83 et sq. En ligne sur Gallica : « … vit en adultère public avec une femme qui a quitté pour le suivre, son commerce, son mari & ses enfants. Elle fait les honneurs de la table. Ce genre de vie ne s’accorde pas trop avec le respect des mœurs qu’il annonce dans son journal ; mais agir & écrire sont deux choses… Au reste, il est ensorcelé par cette femme qui n’a rien d’attrayant : c’est le sort des gens d’esprit d’être menés par des bêtes. »

 

  • Devérité, Louis Alexandre [député], Qu’est-ce que Linguet ? . [S.l., 1790]. 20 p. ; in-8. Note(s) : Titre de départ. - Par L. A. Devérité, d'après Barbier. - Daté d'après Barbier. - Signé : "Vérité, soldat-citoyen de la garde-nationale". Qu'est-ce donc que tout ce train-la,?. (Pour servir de suite à) Qu'est-ce que Linguet ? [S.L, 1790]11 p. ; in-8. Note(s) : Titre de départ. - Par L. A. Devérité, d'après Barbier. - Daté d'après Barbier. - Signé : "l'intrépide grenadier volontaire de Paris"

 

  • Cruppi, Jean, Un avocat journaliste au XVIIIe siècle, Linguet, Hachette, 1895. En ligne sur Gallica : Chapitre VI (1771-1773) - Entrée en scène de Mme Buttet, p. 292 et sq, ses lettres à Linguet. Exil de Linguet à Chartres p. 304 et sq. L’automane p. 312. Chapitre VII (1773-1774), etc.

 

  • Monselet, Charles, Les oubliés et les dédaignés de la littérature : figures littéraires de la fin du 18e siècle, Tome 1. Alençon, Poulet-Malassis et de Broise, 1857. En ligne sur Gallica : Chapitre sur Linguet. Mme Buttet à la page 34 : "C’est Mme Buttet ou plutôt Zélie, comme il la nomme familièrement, lui c’est Zulmis, - deux noms de tourterelles qui ont égayé le public." Note 1 : "Cette Mme Buttet, femme d’un négociant de Nogent-le -Rotrou, était venue à Paris pour solliciter une séparation. Ayant échoué dans sa demande, malgré les talents de Linguet, elle aima mieux demeurer avec son défenseur que d’aller rejoindre son époux". [Ce qui est étrange dans ce commentaire, c’est que Zélie et Zulmis sont en fait 2 personnages de Candide marié ou il faut cultiver son jardin de MM Radet et Barré, 1788, A Paris chez Brunet, libraire, rue de Marivaux, Place de la Comédie italienne. Pièce représentée pour la 1ere fois le vendredi 20 juin 1788. Zélie et Zulmis sont deux filles de Caleb et non des amoureux. La scène se passe en Turquie près de Constantinople].

 

  • Brissot de Warville, Jacques-Pierre, Mémoires (1754-1793) …Paris, A. Picard et fils [1912 ?] (notice bibliographique BnF). Buttet, Tome I, p. 325. Buttet, Mme, Tome I, pp.199, 325, 326.

 

  • Baruch, Daniel, Linguet ou l’irrécupérable, Julliard, 1994. Les renseignements concernant Perrine Poulet ont été rassemblés par Eric Yvard pour cet ouvrage.

 

  • Havard de la Montagne, Philippe « Aux sources de La Muse du département », Le Courrier balzacien, 1998, N° 72. Une analyse précise, bien documentée et très convaincante. L’histoire de Perrine Buttet est, à n’en pas douter, une des sources de La Muse du département.

 

  • Cailly, Claude « Deux familles de négociants d’étamines au Perche : les Margonne et les Buttet. Étude prosopographique », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 119-1 | 2012, article consultable en ligne depuis le 30 mars 2014. Article documenté et passionnant.