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L’Étrangère, lectrice de Balzac en Ukraine
Honoré de Balzac (1799-1850) connaît ses premiers succès littéraires au début des années 1830, en France mais également dans les pays où francophones et francophiles dévorent l’actualité littéraire française.
Ève Hanska (1803-1882), née Rzewuska, est issue d’une famille de la noblesse polonaise où le français est la langue de culture. Après son mariage avec Venceslas Hanski en 1819, elle s’installe en Ukraine, au château de Wierzchownia, situé à 150 km au sud-ouest de Kiev. L’atmosphère de ce lieu a été décrite par une tante d’Ève Hanska dans ses mémoires :
[Venceslas Hanski], riche, parcimonieux, désireux d’augmenter et de conserver sa fortune avait compris que si sa femme avait plus d’esprit que lui, il avait plus de raison qu’elle et qu’il devait la mener à la lisière. Pour lui faire éviter les dangers qu’il redoutait, il prit le parti de l’en éloigner, et la garda, pendant maintes années, dans une campagne solitaire à Wierzchownia, où il s’était plu à bâtir un beau palais, à créer des jardins dispendieux, à établir de superbes fabriques. Il y avait beaucoup de serviteurs, des cuisiniers, des confituriers, un orchestre, que sais-je enfin, un grand état de maison, et tout ce qui peut contribuer aux jouissances de la vie. Il satisfaisait toutes les fantaisies de sa femme, lui achetait beaucoup de bijoux et de livres, mais la tenait éloignée du grand monde [1].
Au début des années 1830, Ève Hanska découvre l’œuvre d’Honoré de Balzac à travers les revues, et notamment la Revue étrangère de la littérature, des sciences et des arts éditée à Saint-Pétersbourg et diffusée dans tout l’Empire Russe. En février 1832, après avoir lu La Peau de chagrin, elle adresse à Balzac une lettre qu’elle signe L’Étrangère, postée à Odessa. Elle lui reproche d’avoir oublié la délicatesse des sentiments et les nuances raffinées des caractères de femmes peints dans ses précédentes Scènes de la vie privée. Intrigué par ce courrier où aucune adresse n’est donnée, Balzac publie une annonce dans La Gazette de France pour connaître l’identité de cette mystérieuse lectrice. C’est le point de départ d’une longue correspondance entre Balzac et « Mme Hanska ».
Les lettres à Mme Hanska sont une source extrêmement précieuse pour connaître le quotidien du romancier, mais aussi ses états d’âme et sa nature profonde. Dans une lettre écrite au début de leur relation, Balzac lui décrit le château de Saché, l’un de ses lieux de séjour privilégiés, rêvant l’Ukraine qu’il ne connaît pas encore comme un territoire aussi retiré que la Touraine :
Vous m’avez demandé des renseignements sur Saché. Saché est un débris de château sur l’Indre, dans une des plus délicieuses vallées de Touraine. […] Je vais toujours méditer là quelques ouvrages sérieux. Le ciel y est si pur, les chênes si beaux, le calme si vaste. […] Saché est à 6 lieues de Tours. Mais pas une femme, pas une causerie possible, c’est votre Ukraine, moins votre musique et votre littérature. Mais plus une âme pleine d’amour est resserrée physiquement et mieux elle jaillit vers les cieux, c’est là un des secrets de la cellule et de la solitude ! (Balzac à Mme Hanska, Paris, fin mars 1833).
Naissance d’une histoire d’amour
Balzac et Mme Hanska se rencontrent pour la première fois à Neuchâtel en septembre 1833. Le romancier rentre à Paris le 1er octobre. Mais le 24 décembre, il retrouve la comtesse à Genève où elle séjourne avec son mari. Il lui apporte, en cadeau de Noël, le manuscrit d’Eugénie Grandet. Balzac reste à Genève en janvier 1834, y rédigeant le manuscrit de Séraphîta, et le 26 janvier est pour lui un « jour inoubliable »[2]. En souvenir de ces premiers moments passés ensemble, Balzac offre ce second manuscrit à Mme Hanska [3]. Il le fait relier d’une manière tout à fait originale, par son relieur Jacques-Frédéric Spachmann, avec un morceau de drap gris et de satin noir empruntés à la robe que Mme Hanska portait ce fameux 26 janvier 1834. Balzac le dit dans une lettre qu’il adresse à sa bien-aimée un an plus tard :
Oui, le Coquebin wurtembergeois seul touchera le manuscrit de Séraphîta, et il sera grossièrement relié, avec le drap gris qui glissait si bien sur les planchers. Ne suis-je pas un peu femme, hein, minette ? ai-je trouvé un joli emploi de ce dont tu voulais la destruction, et un souvenir. Rien ne sera plus précieux et plus simple. Livre d’amour céleste, revêtu d’amour et de joies terrestres aussi complètes qu’il soit possible d’en avoir ici-bas. (Lettre à Mme Hanska, 15 février 1834)
Début 1842, Balzac apprend la mort de Venceslas Hanski. Le romancier envisage alors d'épouser la comtesse. Il la retrouve à Saint-Pétersbourg en 1843, puis, au cours de l'été 1845, il lui fait découvrir la Touraine ainsi qu’à sa fille Anna avec laquelle Balzac entretient une grande complicité : Jean Margonne étant absent de Saché à cette période, ils ne pourront pas venir séjourner dans la vallée de l’Indre. Mais Balzac rêve en 1846 d’acheter une résidence pour lui et Mme Hanska en Touraine. Il demeure quelques jours à Saché chez Jean Margonne qui, entre deux parties de tric-trac, lui conseille de faire l'acquisition du château de Moncontour à Vouvray. Balzac renonce finalement à ce projet deux mois plus tard et fait l’acquisition de l’hôtel particulier de la rue Fortunée à Paris en vue d’y vivre avec la comtesse. Cette dernière vient à Paris, incognito, de février à mai 1847. Balzac consacre alors beaucoup de temps à l’aménagement de sa nouvelle demeure. Puis en septembre 1847, le romancier part en Ukraine pour réaliser son premier long séjour à Wierzchownia, chez Mme Hanska.
Balzac en Ukraine
Honoré de Balzac relate son premier voyage vers l’Ukraine dans la Lettre sur Kiew, récit inachevé, non publié du vivant de l’auteur, dans lequel il donne des renseignements précis sur l’itinéraire qu’il a suivi pendant huit jours tout en exprimant ses opinions sur les territoires traversés et leurs populations. Il témoigne aussi de son expérimentation de moyens de transport exotiques comme le kitbitka (voiture d’osier) qui l’emmène de Radziwillów à Berditchev, ou le bouda (panier oblong posé sur une perche, porté par quatre roues) de Berditchev à Wierzchownia :
[...] je partis à deux heures dans un bouda juif. Je vis alors de vraies steppes, car l’Ukrayne commence à Berditcheff. Ce que j’avais aperçu jusque-là n’était rien. C’est le désert, le royaume du blé. C’est la prairie de Cooper et son silence. Là commence l’humus de l’Ukrayne, une terre noire et grasse d’une profondeur de cinquante pieds, et souvent plus, qu’on ne fume jamais, et où l’on sème toujours du blé. Cette vue me consterna, je tombai dans un profond sommeil et à cinq heures et demi je fus réveillé par un cri de l’hébreu saluant la terre promise. J’aperçus une espèce de Louvre [4], de temple grec doré par le soleil couchant, dominant une vallée, la troisième que je voyais depuis la frontière ! [5]
De retour à Paris en février 1848, Honoré de Balzac garde un souvenir mémorable de ce séjour. Alors qu’il est à Saché en juin, il évoque avec nostalgie ce premier séjour en Ukraine dans ses lettres à Mme Hanska :
Nous nous promenons et nous jouons au whist; on déjeune à 10 heures, on dîne à 5 h. ½, on joue après le déjeuner et après le dîner, et voilà comme on tue le temps, c’est une vie absolument pareille à celle de Wierzchownia; mais sans les 3 chers Saltimbanques [6], donc vous pouvez jugez de la différence. (Balzac à Mme Hanska, Saché, 6 juin 1848)
À la fin de son séjour à Saché, Balzac commence à ressentir les premiers symptômes d'une grave maladie du cœur. Malgré tout, en septembre, il décide de rejoindre Mme Hanska en Ukraine où il reste cette fois-ci un an et demi. Balzac souhaite épouser la comtesse mais cette dernière hésite. La loi l’oblige à vendre ses biens car dans l’Empire russe, la femme d’un étranger ne peut conserver sa fortune qu’en vertu d’une décision du tsar. Finalement, Mme Hanska décide de donner ses terres à sa fille Anna et épouse Balzac en mars 1850, en l’église Sainte-Barbe de Berditchev, devenant Mme de Balzac :
Il y a 3 jours j’ai épousé la seule femme que j’aie aimée, que j’aime plus que jamais et que j’aimerai jusqu’à la mort. (Balzac à Zulma Carraud, 17 mars 1850)
En mai 1850, Balzac, très malade, est de retour à Paris avec son épouse. Il meurt le 18 août dans son hôtel particulier de la rue Fortunée. Ève de Balzac doit faire face aux dettes du romancier qu’elle absorbe petit à petit, ayant rapatrié d’Ukraine des fonds importants et bénéficiant des droits d’auteur d’Honoré de Balzac en organisant la réédition de son œuvre. En 1854, elle fait ériger une épreuve en bronze du buste de Balzac par David d’Angers sur la tombe de son défunt mari au cimetière du Père-Lachaise, comme un ultime hommage. Elle sera inhumée dans ce même tombeau à sa mort en 1882, de même que sa fille Anna et son gendre Georges Mniszech, pour que les saltimbanques soient réunis pour l’éternité.
Isabelle Lamy
Responsable du musée Balzac
[1] Mémoires de la comtesse Rosalie Rzewuska, publiées par son arrière-petite-fille Giovanella Caetani-Grenier, Rome, t. 1, 1939, p. 432.
[2] Expression notée sur la dédicace du manuscrit du Père Goriot, un an après.
[3] Cet objet éminemment symbolique est conservé, comme la plupart des manuscrits de Balzac, à la Bibliothèque de l’Institut de France, dans la collection donnée par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul en 1905. Cote : Ms Lov. A 211. Description physique : 167 feuillets. 270 × 210 mm. Demi-reliure en cuir de Russie, coins et dos, plats en drap gris avec au milieu une étiquette portant les initiales E. H. surmontées d'une couronne comtale, doublés de satin noir, provenant, comme le drap gris, d'une robe de Mme Hanska. Provenance : bibliothèque de Mme de Balzac.
[4] Il s’agit du château de de Wierzchownia.
[5] Honoré de Balzac, Lettre sur Kiew, dans Œuvres complètes de Balzac, tome XXVI, Les Bibliophiles de l’originale, Paris, 1976, p. 547.
[6] Révélateur d’une intime complicité, ce terme était utilisé par Balzac, Mme Hanska, sa fille Anna et son gendre Georges Mniszech pour se désigner eux-mêmes dans leurs correspondances respectives, en référence à la comédie-parade Les Saltimbanques de T. Dumersan et Ch. V. Varin (1838). Chacun avait son pseudonyme tiré de cette pièce de théâtre : Bilboquet (Balzac), Atala (Mme Hanska), Zéphyrine (Anna) et Gringalet (Georges).